Ar Mag Île de Moorea vue de Tahiti après un orage.

Tuamotu ou une fin d’été sous de tristes tropiques

Un halo noir se forme autour de la pleine lune, en cercles concentriques, comme si on avait jeté un galet dans le ciel. En bordure de lagon, les troncs courbés des cocotiers forment autant de sentinelles. Je les voudrais bienveillantes, à mon service. Elles sont juste inquiétantes. Ce matin, j’ai ramassé un bernard-l’ermite sur la plage, couvert de débris coralliens. Il agitait ses pattes velues en signe de protestation. Je l’ai calé sous d’autres coquillages. Une heure plus tard, il avait disparu. Lui non plus ne veut pas de ma compagnie. Me voici seul sur l’atoll de Tikehau. Un confetti de l’archipel polynésien des Tuamotu, perdu en plein Pacifique Sud. Un nuage gris floute la lune. Je me réfugie sous la paillote de mon bungalow.

Coupé du monde en délicate compagnie

Il pleut depuis une semaine. Calfeutré sous une moustiquaire trouée, rafistolée avec des épingles de nourrice rouillées, je me demande ce qui m’a pris de venir passer une semaine dans ce trou paumé. Le « paradis » annoncé évoque Tristes tropiques — beaucoup moins le film Blue lagoon. À cause de la saison des pluies, l’hôtel n’est plus connecté à Internet. Nous voici coupés du monde. Les avions ne décollent plus. Je comptais rentrer plus tôt que prévu à Papeete, c’est désormais impossible. L’atoll paradisiaque se transforme en piège. Seuls les moustiques en profitent. Les employés ont perdu leur sourire.

Le bungalow voisin du mien est occupé par un couple russe. « Couple » n’est peut-être pas le terme approprié. Lui est ventripotent, rougeaud, taciturne. La cinquantaine. Il a des airs de mafieux. Il reste assis en terrasse, à boire des bières en contemplant le vide. Elle est ravissante. La vingtaine, à peine. Elle passe ses journées sur la plage, à ramasser des coquillages en chantonnant (mais j’y pense : aurait-elle subtilisé mon bernard-l’ermite ?). Elle me lance des regards charmeurs, lui des œillades assassines. De prime abord, on pourrait penser à un père divorcé – ou veuf – en vacances avec sa fille. Mon imagination n’ose aller plus loin.

Spleen et cougar

Ce voisinage déconcertant et l’inconfort spartiate de ma paillote m’incitent à déménager. Le propriétaire de l’hôtel tient une pension, un peu plus loin. Au dîner, je fais la connaissance des pensionnaires. Un sympathique homosexuel britannique, une quinquagénaire américaine extravertie et un retraité marseillais à moitié muet, né sans larynx. Passionné de photographie sous-marine, il tente de raconter, de sa voix inaudible, ses plongées au milieu des requins, des tortues de mer et des raies manta. L’Américaine baye aux corneilles. L’Anglais fixe le plafond. L’hôtelier s’évertue à mettre de l’ambiance. « La veille, raconte-t-il en s’esclaffant, une cliente s’est fracturé une omoplate en faisant le tour de l’atoll à vélo. » Très drôle. Les touristes se laissent peu à peu aller au spleen, aux confidences, aux rapprochements, aux dissensions.

Le Britannique ne supporte plus les rires sonores et les réflexions salaces de Maureen, l’Américaine. Un brin éméchée, elle me prend à part et me demande si moi aussi je préfère les hommes. Rassurée devant mes dénégations, la pétulante cougar m’invite à partager un rhum sous sa paillote. Quelle idée ai-je eue d’accepter ? Elle allume une cigarette de marijuana et dénoue son paréo pour laisser apparaître les bourrelets de ses cuisses. Tant d’impudeur m’incite à regagner au plus vite mon bungalow. Le lendemain matin, le soleil est revenu. J’apprends que les liaisons aériennes ont repris. Je quitte Tikehau sans remords.

Une envie d’explorer d’autres TDCDM ? C’est ici que ça se passe.

© photo de une :DR.

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Écrit par
Tristan Savin

Tristan Savin, écrivain bourlingueur, s’amuse à dénicher les lieux improbables. Son dernier livre : Les trous du cul
du monde (Arthaud, 2016)

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