Tahiti – Escales au Paradis

C’est un vieux globe terrestre, une boule de papier mâché recouverte d’un papier imprimé. Chaque continent est un patchwork de couleurs pastel : jaune le Brésil, orange l’Argentine, violet le Pérou, vert le Venezuela, rose le Paraguay… Le bleu clair est réservé aux mers. Dans l’océan Pacifique, l’éditeur a pu inscrire son nom et son adresse sans être gêné aux entournures : Cartes Taride. 154 boulevard Saint-Germain, Paris VIe. Aurait-il voulu ajouter un numéro de téléphone, les horaires d’ouverture, le nom et l’âge du directeur, c’était possible, car l’océan Pacifique est du genre à s’étaler. Pour en saisir toute la superficie, il faut du bout des doigts faire délicatement tourner le globe sur son axe. Du bleu, rien que du bleu. Quand il s’extirpe en 1520 du détroit auquel il donnera son nom, Magellan ignore qu’il s’apprête à franchir le plus grand océan du monde, plus grand à lui seul que les océans Indien et Atlantique réunis, représentant 40 % de la surface du globe et 57 % des mers. Maximilien Transilvanus, qui le premier relate sa traversée par Magellan en 1520, évoque « une mer si vaste que l’esprit humain peut à peine se la représenter ». Si vaste que Magellan ne rencontre aucune terre — sauf deux îles minuscules qu’il nomme « infortunées », car elles sont désertes et dépourvues d’eau – avant d’accoster aux Philippines. Mais l’infortuné c’est bien lui. Outre qu’il mourra transpercé de flèches au cours d’une escarmouche avec des indigènes, il n’aura pas posé un pied sur une des îles de la Polynésie comme le fera Bougainville deux siècles et demi plus tard en 1768 pour son plus grand émerveillement : « Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse []. Un peuple nombreux y vit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui », écrit-il dans son Voyage autour du monde en évoquant Tahiti. Des phrases chargées de fascination qui ne manqueront pas de fouetter le désir d’exotisme des Français et des Européens pour les siècles à venir.

C’est un vieux globe terrestre posé sur mon bureau. Longtemps, je me suis usé les yeux à scruter sur ses flancs rebondis le désert bleu du Pacifique où flottent des poignées d’îles minuscules, certaines, pas plus grosses qu’un point et ne méritant même pas d’être nommées. Et puis, j’ai fini par aller voir de plus près. 22 heures, après tout ce n’est pas si long pour rejoindre la face opposée de la planète. Paris – Los Angeles – Papeete. À moi la Polynésie, enfin, à moi la Polynésie française ou du moins quelques îles sauf à sillonner en long et en large le grand océan. C’est le moment d’approfondir quelques notions de géographie. Au centre du triangle polynésien formé au nord par Hawaï, au sud-ouest par la Nouvelle-Zélande (Aotearoa) et au sud-est par l’île de Pâques, il y a la Polynésie française. Si l’on superpose les cartes de celle-ci et de l’Europe, en plaçant Tahiti à la place de Paris, eh bien, les Marquises sont approximativement en Suède, les Gambier autour de Sarajevo et les îles australes quelque part entre Toulouse, Marseille et la Sardaigne. Ce territoire est celui des Ma’ohi, ainsi que se désignent eux-mêmes ses habitants, lointains descendants de pêcheurs venus du Sud-Est asiatique qui, selon la théorie la plus communément admise, après avoir fait souche aux Fidji, à Samoa et Tonga atteignirent finalement les Marquises à peu près 200 ans av. J.-C. Il leur faudra quelques siècles encore pour accoster sur les îles de la Société à l’issue d’interminables expéditions menées en pirogue par des marins qui n’étaient pas d’eau douce. Sans boussole, ils s’orientaient en observant les étoiles, les variations des courants et des vagues, les migrations des oiseaux. À côté d’eux, l’intrépide Tabarly, ce héros national qui ridiculisa plus d’un arrogant skipper anglais, passe pour un blanc-bec tout juste bon à manœuvrer un pédalo sur le lac d’Aiguebelette. Ayant donc exécuté un demi-tour de la planète à bord d’un avion long-courrier, je grimpe à Tahiti dans un plus petit modèle afin de rejoindre Raiateia dans l’archipel des îles Sous-le-Vent à environ 200 km au nord-ouest.

Raiateia n’est pas la plus connue des îles Sous-le-Vent — Bora Bora la surpasse dans le cœur des touristes du monde entier et en particulier dans le cœur des tourtereaux énamourés qui n’imaginent pas un voyage de noces ailleurs que sur la « Perle du Pacifique » à passer leurs journées enlacés dans un hamac et sirotant des noix de coco glacées sur un air de ukulélé ou bien contemplant dans l’eau turquoise du lagon le reflet de leur bonheur tout neuf, leurs corps oints d’huile de monoï avec à l’oreille une fleur fraîchement coupée —, mais c’est la plus grande. La belle affaire me direz-vous et je vous pardonne, car vous ignorez encore que cette grandeur ne fait pas seulement et bêtement référence à sa superficie. Raiateia est grande parce qu’elle est aussi sacrée.

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Photographe : Franck Ferville
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Écrit par
Michel Fonovich
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